ARCANIS 3097. Page blanche... Dire qu'il y a deux mille ans sur cette planète, les habitants avaient de l'air à profusion quand elle s'appelait encore la terre. Enfin. Page blanche ... manque d'idées ! Je me nomme GORLE et je suis scribain public; c'est une sorte de condensé de ceux qu'autrefois on appelait journalistes, écrivains et historiens. Je me replonge dans cette époque en ... ah oui! 1988 ... j'ai visionné plusieurs fois de la documentation de cette année-là à l'antiquivothèque il y a deux semaines. Mais maintenant j'ai épuisé mon crédit. Il ne me reste plus que dix mille kersans pour ma réserve d'air et mes pilules de nourriture. Page blanche ... Qu'est-ce que je vais pouvoir raconter ? Cette appellation de scribain public a le don de sauver les apparences car il n'y a plus rien à raconter au peuple d'ARCANIS puisqu'il ne s'y passe plus rien. D'ailleurs, les seuls faits-divers que je pourrais mettre en forme me viennent du comité; et depuis un mois je n'en reçois plus. Heureusement que j'ai un fixe pour me payer l'air. Je sors. Il faut que je retourne à l'antiquivothèque. * * * En fait, j'y retourne plus pour passer un bon moment en me replongeant dans le passé, que pour y trouver l'inspiration ... mais qui sait ? Au point où j'en suis; si je n'ai pas quelque nouvelle à présenter au comité avant quelques jours, je n'aurai plus assez de kersans pour me payer de l'air. Il est dix-huit bacrons quand j'arrive devant l'antiquivothèque. L'entrée du bâtiment en verre peint me parait toujours aussi laide. Une fois la porte franchie, je me dirige vers le sas de contrôle. N'importe qui ne peut s'introduire dans le bâtiment. Son accès n'est réservé qu'à une petite minorité de personnes de la cité : dirigeants, ingénieurs, scribains publics; en tout, environ trois mille personnes sur les dix millions d'habitants de la ville. Je suis en somme une sorte de privilégié; privilège qui me vient en fait de l'utilité de mon travail pour la "société". Je pose ma main sur l'emplacement prévu de la console de contrôle pour payer l'entrée. Deux mille kersans pour une heure. Tant pis pour la nourriture. Je sens la chaleur du rayon qui balaye ma paume pour me retirer le crédit imprimé dans la main. Le sas se referme et je m'avance vers la plaque d'identification. Une voix métallique venue d'un haut-parleur, crache : " Identification ! " " GORLE. Agent 2012. Citoyen A.Y. 37126. " Le haut-parleur me répond en écho : " GORLE. Scribain public. Accès autorisé. " Je m'avance vers le tube élévateur. Une fois sous le globe, je commande: " Niveau 228. " Je me sens aspiré aussitôt et quelques secondes après, la plate-forme du niveau 228 se matérialise sous mes pieds. Je m'avance dans le corridor vert fluorescent qui débouche sur une salle immense, et je me dirige vers un caisson de lecture. Une fois à l'intérieur, après avoir choisi la date de l'époque à visionner, je mets le casque et je ferme les yeux. Les images commencent à défiler dans ma tête ... 1988 : quelles drôles d'architectures; très laides et primitives pour la plupart, mais beaucoup sont différentes de hauteurs et de formes. C'est comme les habitants; aucun n'a le même visage. Maintenant sur ARCANIS, il n'y a que dix sortes de " modèles " et quand on s'élève dans la hiérarchie, on en change suivant le travail et la responsabilité de chacun dans la société. C'est quand même incroyable cette multitude de visages qu'il y avait il y a deux mille ans. C'était la diversité des gens, des ethnies et des races qui poussait à la connaissance et à la compréhension des uns et des autres; ce qui amenait à l'échange d'idées et à la création. Mais c'est pourtant à cette époque que l'on commençait à parler " d'intégration " pour certaines races sous prétexte d'antiracisme. Étranges phénomènes. Il était paradoxal de voir certaines personnes qui disaient aimer et respecter les races, de vouloir à tout prix les voir se mélanger et se fondre en une seule, comme dans un moule; pour pouvoir mieux les contrôler, comme un certain HITLER, quelques années auparavant ? Jusqu'à cette époque, la vie et la création qui existaient alors dans des domaines comme le cinéma, la musique, le sport, la littérature, le domaine scientifique, était presque à son apogée mais portait déjà en elle les germes de son déclin. Mais cela, personne ne le savait encore. Ensuite, vers 2063, vint ce que l'on appela l'uniformisation. Plus que d'être tous frères, ils fallait maintenant qu'ils deviennent égaux. Les gouvernements mirent les scientifiques à contribution et, par manipulations génétiques, ils parvinrent en une dizaine d'années à avoir une palette de visages identiques d'une dizaine de sortes. Ce n'est que vers 2091 que commença le processus dit de normalisation. Il portait sur la couleur que tout le monde devrait avoir; il fut décrété que ce serait le vert. Ce qu'il fait que maintenant sur ARCANIS, il y a huit milliards d'habitants répartis en 7000 villes, tous verts, avec seulement dix types de visages différents. Moi-même, j'appartiens à la classe 4 dans l'échelle sociale. Parallèlement, il n'y a plus de créations, plus de sports, plus de héros; bref, tout ce qui différenciait les humains les uns des autres. Et, évidement, plus d'amis ni d'ennemis, car nous sommes devenus tous pareils. La population d'ARCANIS ressemble à certains films de cette époque où il y avait ce que nos ancêtres les terriens appelaient des ... robots. Les images des années 80 continuent de défiler dans ma tête. Il s'en passait des choses en cette époque : guerres, fêtes, amours, créations ... Mais qu'est-ce que je vais bien pouvoir écrire ? Sur ce sujet qu'est devenue la terre, nous n'avons plus l'espoir d'un futur. Nous autres, scribains publics ne pouvons pas nous servir du passé pour en parler, car certains de nos dirigeants y voient des éléments réactionnaires et individualistes qui seraient de mauvais exemples pour la masse. Il ne faut plus faire penser le peuple, il faut le faire écouter. C'est la loi depuis des siècles. J'arrache le casque de ma tête. La transpiration coule le long de mon dos. * * * Déjà, je suis au dehors de l'antiquivothèque. Le froid me fouette le visage; je prends une profonde inspiration. A ce rythme, je vais vider mes bouteilles en un temps record. Je m'assieds sur un banc dans le jardin communautaire. L'herbe est d'un rouge magnifique et les fleurs métalliques et boulonneuses peintes en jaune fluo, rivalisent de beauté avec les arbres aux tuyaux entremêlés. Un couple de classe 7 passe devant moi en tenant un petit garçon par la main. Il n'a pas encore cinq ans, car il porte une bulle en verre sur la tête. Plus tard, quand il sera grand, il pourra apprendre à respirer avec le masque. Plus tard ! Plus tard ... quel avenir ? Il faut que j'arrête de chercher une nouvelle basée sur ce sujet. Il y a bien longtemps que le thème a été épuisé. Je me lève et traverse le jardin en direction du bloc dortoir numéro 312 aux dimensions imposantes; près d'un kilomètre carrés sur cinq cent mètres de haut. La journée est déjà bien avancée car les deux soleils commencent à décliner. Je ne sais plus lequel des deux est apparu au dernier millénaire, mais cela n'empêche pas le froid d'être toujours aussi vif. Une fois entré dans le sas de mon appartement et après l'avoir rempli d'air, j'enlève mon masque à oxygène. Je me retrouve devant la page blanche de ma scribochine. Je mets celle-ci en marche ; ma décision est prise. A voix haute, je me mets à raconter tout ce que j'ai vu sur les années quatre-vingt. Au fur et à mesure du récit, la scribochine enregistre mes paroles et les imprime sur la page. Deux heures durant, les siècles et les millénaires passés, défilent sur la machine. La page se déroule en un long serpent agité de soubresauts au fil de l'impression. Une fois mon récit terminé, je me sens vide. Je reste prostré, fixant les dix-sept mètres de papier crachés par la scribochine qui jonchent le sol. Que vais-je en faire ? Machinalement, je roule la feuille et la cache dans un coin du caisson-lit. Je verrai plus tard comment l'exploiter. Pour l'instant, il me faut travailler. Mais écrire quoi ? Comme le gouvernement ne me donne plus d'informations à publier, il va falloir spéculer sur l'existence d'autres mondes, des mondes extra-arcaniens peuplés de méchants individualistes qui seraient prêts à nous envahir, et à mettre notre civilisation en danger. Oui, en voilà une bonne idée ! c'est cela que je vais ... "............. Citoyen .......... A.Y.37126. ....... Rendez-vous .. immédiatement ..... au .... centre .... administratif .............. N° 72....." Dans le haut parleur, la voix a claqué comme un ordre. Je mets mon masque à oxygène et je m'apprête à sortir. Dans le sas, quelques hommes de classe 3 m'attendent. Ils m'annoncent qu'ils ont ordre de m'accompagner au centre. Quelques-uns d'entre-eux restent à mon appartement. * * * " Mon cher GORLE ! Permettez-moi de vous appeler GORLE, agent 2012. " Le petit homme joue les affables, me parle avec condescendance; cela ne lui va pas. " Mais asseyez-vous, asseyez-vous. Cela fait un moment déjà que nous n'avions pas eu besoin de vos services. Vous vous en étiez rendu compte, n'est-ce pas ? C'est que, depuis quelques temps, vous avez fait beaucoup de visites à l'antiquivothèque; les membres de recherches et d'intervention de classe 3 nous l'ont signalé. Il est vrai que vous y avez accès pour vos travaux, mais il semble que ces temps-ci, vous faites une obsession sur les années dites du deuxième millénaire. " Il marche de long en large, les mains derrière le dos, l'air suffisant. Je me tais, préférant attendre de savoir où il veut en venir. Les hommes de classe 3 qui étaient restés chez moi viennent de revenir et tendent au petit homme le rouleau que j'avais caché avant leur arrivée. Celui-ci revient vers moi et pose le rouleau sur son bureau. " Savez-vous mon cher GORLE ce qui c'est passé au début du siècle, en 3007 ? " Je réponds machinalement : " Non. Vous le savez bien, les archives des 500 dernières années sont classées top-secret et personne n'y a accès ; à part ceux de la classe 1. " Il secoue la tête, et se tourne vers moi en riant. " En effet mon cher GORLE. Ceux de la classe 1, et quelques ... privilégiés de la classe 2, dont je fais partie. Voyez-vous, au début de ce siècle, quelques-uns de nos savants ont réalisé des implants de contrôle de pensées sur des cerveaux humains. Et depuis, à chaque naissance, un implant est apposé à chaque nouveau né ... cela fait trente-six ans que vous en portez un. Oh bien sûr, nous ne pouvons pas encore contrôler tout le monde en permanence, mais les intervenants de la classe 3 sont là pour nous signaler les comportements anormaux ... comme vos visites trop fréquentes ces derniers temps à l'antiquivothèque. Alors nous nous sommes branchés sur vous; et ce que nous avons lu dans vos pensées aujourd'hui ... Oh mon cher GORLE ... va nous obliger à nous séparer de vous, citoyen A.Y.37126." Il a sifflé la dernière phrase entre ses dents; ses yeux deviennent porcins. J'essaye de me lever, mais déjà, les intervenants m'immobilisent sur le siège. L'un d'eux me fait face, et m'arrache mon masque à oxygène. Je commence à suffoquer, ma vue se trouble. Un voile noir se forme devant mes yeux, et, comme dans un rêve, j'entends le petit homme crier : " Le peuple ne doit pas penser, il doit écouter; il doit écouter ... écouter ... écou ... " |